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Amnistie pour Simone Gbagbo et autres: « On passe les 3000 morts par pertes et profits » (André Silver Konan, journaliste ivoirien)

« La surprise générale » ; c’est ce que le Président ivoirien, Alassane Ouattara, a créé en annonçant le 6 août dernier l’amnistie de 800 personnes poursuivies ou condamnées dans le cadre de la crise postélectorale. Pendant que beaucoup applaudissent « cette démarche qui tend vers la réconciliation », le journaliste et analyste politique, directeur général d’Afrique Stratégies, André Silver Konan, reste sceptique. Dans l’entretien qu’il nous a accordé le 8 août 2018, l’ancien lauréat du prix Norbert-Zongo a indiqué qu’on ne saurait jamais qui sont les responsables des 3000 morts de la crise.

 

 

Vous qui êtes un fin observateur de la scène politique ivoirienne, est-ce que vous vous attendiez à une telle annonce ?

 

Je m’attendais à une grâce présidentielle qui concernerait certains détenus, mais pas à une amnistie présidentielle, pour la simple raison que l’amnistie n’est pas une prérogative de l’exécutif mais du législatif ; autrement dit, je n’aurais pas pu prévoir que, même pour faire du bien, du point de vue humanitaire, le président de la République se serait arrangé pour violer la Constitution qu’il a lui-même fait adopter.

 

A votre avis, qu’est-ce qui a pu convaincre Ouattara d’aller dans ce sens ?

 

Deux raisons principales : la grogne sociale et la pression internationale. Dans son discours, le président l’a reconnu en ce qui concerne la pression sociale. Quant à la pression internationale, même s’il ne l’a pas évoquée, il n’en demeure pas moins que cette mesure intervient opportunément après la fuite savamment organisée du rapport inquisiteur de l’Union européenne sur le côté sombre de la gouvernance Ouattara.

 

Est-ce que cela peut donner un véritable coup d’accélérateur au processus de réconciliation enclenché et qui patine depuis ?

 

A mon avis, oui et non. Non parce que, d’une part, pour les pro-Gbagbo purs et durs, seule une sortie de prison et une présence de Laurent Gbagbo en Côte d’Ivoire peuvent consacrer la réconciliation ; d’autre part, parce qu’il faut craindre que le président Ouattara reste à la périphérie du symbole et n’aille pas au-delà, en posant d’autres actes de réconciliation, comme le dégel des comptes, l’ouverture démocratique, les réformes électorales ou, pourquoi pas, un gouvernement de réconciliation.

Oui, parce que c’est effectivement  une véritable bouffée d’oxygène politique. Le ciel politique, qui s’était alourdi ces derniers mois, s’est quelque peu dégagé, et les militants des différents camps se sentent un peu plus soulagés, libérés.

 

Dans des pays qui sortent de conflit comme la Côte d’Ivoire, c’est la justice qui est souvent sacrifiée sur l’autel de la réconciliation et du pardon ; n’est-ce pas une façon d’encourager l’impunité ?

 

Ma réponse est radicalement simple : oui, c’est une prime à l’impunité. C’est terminé, on ne saura jamais qui sont les responsables des 3000 morts de la crise postélectorale. On ne saura jamais ce qui s’est passé à Bouaké où on a découvert des tonnes d’armements dans un domicile privé. L’on a décidé de passer tous ces morts, toutes ces affaires, par pertes et profits.

 

Alors que beaucoup saluent cette décision, vous êtes donc de ceux qui ne l’applaudissent pas.

 

Dans la stricte forme humanitaire, l’amnistie est bienvenue pour les 800 prisonniers et exilés politiques. Cela va les soulager. Cependant dans le fond, je ne peux pas dire bravo au chef de l'Etat. D’un : dans l'hypothèse où ces 800 prisonniers politiques (notez au passage que des gens ont déjà été condamnés dans ce pays pour avoir employé l'expression "prisonniers politiques") étaient responsables des 3 000 morts de la crise postélectorale, où est la justice pour les morts et les victimes ?

De deux : dans l'hypothèse où ces 800 personnes étaient innocentes, pourquoi les avoir maintenues en prison, durant plus de sept ans, pour certaines, sans jugement pour d'autres ? Ceux qui seront libérés dans ces conditions diront merci à Dieu, mais certainement pas bravo à Ouattara. Non, je ne suis pas de ceux qui se contentent de peu et disent bravo pour un acte qui n’est ni héroïque ni démocratique.

 

N’est-ce pas bizarre que Soul to Soul, qui n’était pas poursuivi dans le cadre de la crise postélectorale, bénéficie de cette largesse présidentielle ?

 

Voilà pourquoi je demande que la liste des 800 bénéficiaires soit publiée. On sera sans doute surpris de découvrir certains noms.

 

Avec la libération de Simone Gbagbo et des autres prisonniers, quelles conséquences sur la scène politique et la présidentielle de 2020 ?

 

A mon avis, les cartes ont été rebattues et redistribuées. Les grands bénéficiaires sont évidemment les radicaux de la branche Gbagbo ou rien (GOR) du FPI, amenés par Aboudramane Sangaré. La sortie de Simone Gbagbo va remobiliser davantage les bases qui commençaient à s’essouffler. En agissant ainsi, Ouattara espère court-circuiter Henri Konan Bédié et Guillaume Soro, ses alliés avec lesquels il entretient depuis quelques mois des rapports tendus. Ces derniers avaient commencé à entamer un processus de rapprochement avec des opposants. Une chose est certaine, si l’acte va refréner bien des alliances hypothétiques, il ne renforce pas pour autant le RDR, le parti présidentiel, dont la cote de popularité reste au pire niveau.

 

Est-ce que tout cela peut avoir un impact sur le procès de Gbagbo ?

 

Il est peu probable que ces libérations aient un impact sur la suite du procès Gbagbo. Après octobre, les juges décideront de le maintenir en prison ou de le libérer sous condition ou définitivement, non qu’il y ait eu amnistie en Côte d’Ivoire, mais parce qu’ils auront estimé que les éléments présentés par le bureau de la procureure sont solides ou manquent de pertinence.

 

Beaucoup s’attendaient à ce que le président Ouattara se prononce sur son avenir politique, est-ce qu’après son adresse du 6 août on est mieux situé ?

 

On n’est pas plus situé qu’auparavant. Quand un politique dit qu’il va transmettre le pouvoir à une nouvelle génération, il use d’un langage compliqué, en espérant que le grand public comprendra ce qu’il a envie de comprendre. Si Ouattara voulait renoncer à se présenter en 2020 contre les dispositions de la Constitution qu’il a lui-même fait adopter, il aurait simplement déclaré : « Je ne serai pas candidat en 2020 ». Il ne l’a pas fait, il continue donc d’entretenir le flou.

 

Entretien réalisé par

 J. Benjamine Kaboré

Dernière modification lejeudi, 09 août 2018 20:24

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