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Dédommagement victimes putsch manqué : « L’exécution de cette décision peut même prendre cinq ans »

Au lendemain du verdit du jugement des intérêts civils au procès du coup d’Etat manqué du 16 septembre 2015, Me Guy Hervé Kam, avocat de la partie civile dans cette procédure qui aura duré près de deux ans, nous a accordé une interview dans laquelle il décrypte certains aspects de cette décision. Sur quelles bases ont été calculés les dommages et intérêts à verser à chaque victime (personnes décédées, blessées et/ou ayant eu des biens détruits) ? Comment les condamnés peuvent-ils s’organiser pour casquer les 947 millions de francs CFA ? Quand est-ce que celles-ci pourront entrer en possession de leurs dus ? Ce sont là, entre autres, des interrogations auxquelles celui qui a défendu les intérêts de l’Etat burkinabè dans ce procès apporte des réponses. De l’avis de Me Guy Hervé Kam, en l’état actuel, les victimes mettront beaucoup de temps avant de palper leurs sous. Ce délai, selon lui, peut aller de un à cinq ans, voire plus.

 

 

Le verdict portant sur les intérêts civils au procès du putsch manqué a été rendu ce lundi 13 janvier 2020 par la chambre de première instance du Tribunal militaire de Ouagadougou. Que pensez-vous globalement de cette décision de justice ?

 

Nous n’avons pas la motivation du juge, donc il est très difficile de se prononcer sur cette décision. Mais nous notons que le tribunal a condamné les accusés solidairement à dédommager certaines victimes puisque d’autres ont vu leurs demandes de dédommagement rejetées. Il faut avoir la motivation du juge pour savoir pourquoi celles-ci ont été rejetées. Il s’agit des demandes d’une quarantaine de victimes.

De plus, la demande de réparation par l’Etat burkinabè a connu le même sort. En dehors de cela, les sommes qui ont été allouées à chacune des victimes sont bien entendues différentes pour un montant global de 943 millions et à ce niveau, il faut avoir, une fois de plus, les motivations du juge pour savoir pourquoi il a accordé tel ou tel montant à X ou à Y, même si, par rapport à la situation de certains, on peut se faire déjà une idée.  

 

Vous êtes avocat de l’Etat burkinabè, une de vos collègues a fait cas d’une décision partiellement bonne, vous vous attendiez à quoi au juste ?

 

L’Etat burkinabè avait aussi estimé qu’il avait subi des préjudices du fait de ce putsch. Il avait aussi demandé que les accusés soit condamnés à lui payer la réparation de ce préjudice. Mais cette demande a été rejetée. L’aspect favorable est que le juge a reconnu que l’Etat aussi était une victime. Mais nous ne savons pas pourquoi il n’a pas condamné les accusés à lui payer des dommages et intérêts.

 

Ce préjudice se chiffre à combien de nos francs ?

 

C’est d’un montant de l’ordre de 18 milliards de francs CFA qui représentait le temps durant lequel il n’y a pas eu de travail au niveau des services fiscaux. A partir du coup d’Etat, toute l’administration était bloquée, donc il était difficile d’évaluer ce qu’elle a perdu dans cette période. Mais, au moins, à travers les services fiscaux, notamment la Douane et les Impôts, on sait que pour n’avoir pas travaillé pendant une semaine, leur manque à gagner représente en gros le chiffre avancé. Il y a également d’autres préjudices, car ce sont les munitions de l’Etat qui ont été utilisées, ses moyens roulants, etc.  Mais finalement le juge a débouté l’Etat de cette requête sans qu’on sache ce qui l’a motivé.

 

Est-ce possible, en tant qu’avocat de l’Etat, que vous fassiez appel de cette décision ?

 

Nous allons d’abord en discuter avec notre client. Sur le plan juridique, nous exécutons sa volonté et c’est lui seul qui nous dira ce qui doit être fait. 

 

On voit des montants assez disparates au niveau de ces dommages et intérêts (0 à 129 millions de francs CFA), comment sont-ils calculés ?

 

Les dommages et intérêts réparent les préjudices subis par les victimes, et, d’une manière générale, il y a ce qu’on appelle les préjudices physiologique, moral et économique. Lorsque vous perdez un parent, vous avez un préjudice moral, et si vous étiez à la charge de cette personne décédée, vous avez en outre un préjudice économique, qui doit être également réparé. En cas de décès, les ayants droit de la personne décédée qui sont son ou ses conjoint(e)s légalement marié(e)s, ses enfants, ses frères et sœurs, ses père et mère peuvent demander des dommages et intérêts pour le préjudice moral.

Dans ce même groupe, certains peuvent demander des réparations pour le préjudice économique, mais en faisant préalablement la preuve qu’ils ou elles étaient à la charge de la personne décédée. C’est ce qui fait que, pour deux personnes décédées, les montants peuvent être totalement différents ; en d’autres termes, quelqu’un qui n’avait ni femme ni enfant aura un montant très minime par rapport à un autre qui avait une ou plusieurs épouses avec un ou plusieurs enfants. Le montant va augmenter déjà en fonction du nombre de personnes qui vont demander une réparation du préjudice moral et du nombre de personnes qui vont demander pour celui économique.

Concernant les personnes qui ont subi des blessures physiques, il y a beaucoup de poches de réparation. On va réparer le prix de la douleur, car quelqu’un qui a souffert dans sa chair doit avoir droit à une réparation. Il y a aussi le préjudice esthétique, car quelqu’un qui a subi des sévices et a été défiguré doit être indemnisé. Il y a en sus l’incapacité : dans le cas d’un blessé qui n’a pu travailler pendant un certain temps, c’est une incapacité temporaire, qui est réparée en fonction de ce qu’il gagne. Si cette personne avait un bulletin de salaire et n’a pu travailler durant un mois, on doit lui payer ce mois de salaire. Il y a par ailleurs l’incapacité permanente dont l’indemnisation varie en fonction des taux. Pour un footballeur qui a un pied amputé, l’incapacité permanente n’est pas la même chose que si la personne exerçait une activité où elle s’asseyait dans un bureau pour le faire. Voilà les éléments qui permettent de réparer ce préjudice physiologique. 

Il y a aussi les atteintes aux biens. Si vous avez perdu des biens, les dommages et intérêts vont couvrir la perte matérielle que vous avez subie. Si votre moto a été brûlée, on va vous rembourser la somme équivalente à la valeur de la moto au moment où elle a été brûlée. On va rembourser votre moto, mais si vous avez fait quatre mois, six mois où vous avez été obligé de prendre un taxi, cela aussi va être remboursé. Ce sont un ensemble d’éléments qui entrent en ligne de compte, et chaque aspect est apprécié par le juge qui y affecte des montants avant d’en faire le total. Quand on voit par exemple une condamnation à 30 millions de francs CFA, il est difficile de savoir sans avoir vu l’explication. Mais en réalité, le dédommagement est fonction des différentes atteintes que vous avez subies.

 

Concrètement, quand est-ce que tout ce beau monde va passer à la caisse ?

 

La décision a prononcé des condamnations, mais elle n’a pas assorti cette condamnation de ce qu’on appelle l’exécution provisoire. Lorsqu’une décision est rendue en première instance, comme tel est le cas, l’exécution de la décision est suspendue pendant le délai d’appel. Et si une partie fait appel, l’exécution de la décision est suspendue jusqu’à ce que la décision en appel intervienne. Dans ce cas précis, on sait qu’il y a un appel qui a été déjà fait dans le volet pénal. Et parce qu’il y a appel, il va falloir attendre qu’il soit vidé. La condamnation a été prononcée contre une soixantaine de personnes.

Théoriquement, chaque victime, prise individuellement, peut poursuivre chacune des personnes condamnées pour recouvrer le montant qui a été prononcé en sa faveur. Ce qui veut dire que c’est une autre procédure qui s’ouvre, notamment  celle de l’exécution.

A supposé que le jugement soit exécutoire, juste parce qu’il n’y a pas appel ou que celui-ci soit vidé, il va falloir engager des procédures d’exécution qui peuvent aussi prendre du temps. Sauf si les accusés s’exécutent volontairement, ce qui va m’étonner.

 

Chaque victime peut donc identifier un condamné pour exiger de lui la réparation du préjudice qu’il a subi…

 

La condamnation solidaire suppose en l’espèce que chaque accusé pris individuellement peut être amené à payer la totalité du montant. Si une victime a une condamnation de 40 millions de francs CFA à recouvrer, elle peut poursuivre chacun de la soixantaine d’accusés. Il peut soit trouver ses 40 millions avec un accusé, soit avoir 20 millions avec un autre et poursuivre ainsi de suite avec d’autres accusés jusqu’à obtenir le montant déterminé en sa faveur.

 

Pourquoi une condamnation solidaire des coupables ? Est-ce que ça ne pouvait pas se faire individuellement afin que chacun sache exactement ce qu’il doit payer ?

 

Ça ne se fait pas individuellement parce que tout simplement des gens sont poursuivis, par exemple pour attentat à la sûreté de l’Etat, complicité d’attentat à la sûreté de l’Etat. On estime qu’aux préjudices que les victimes ont subis chacun d’eux a participé. Seulement, les accusés entre eux peuvent chercher à déterminer qui a fait quoi, mais c’est difficile. De toutes les façons, le juge n’a pas fait de partage des responsabilités simplement parce qu’on ne peut pas les déterminer dans ce cas. Par exemple, concernant les victimes décédées, on ne peut pas savoir qui, lequel des accusés, tenait l’arme dont la balle a tué X ou Y ; ensuite, entre la personne qui tenait l’arme et celle qui lui a donné la balle, qui est la plus responsable ? Ce qui fait qu’en pareille situation chacun est responsable du tout. 

 

Avec une peine commune comme c’est le cas ici, comment les condamnés vont-ils s’organiser pour casquer les 947 millions de francs CFA ?

 

Juridiquement, rien n’est prévu pour ça. Mais ça va m’étonner que les condamnés arrivent à s’organiser pour payer. Il appartiendra aux victimes de poursuivre chacun des accusés en commençant peut-être par ceux qui présentent les signes de possibilité de payer. Si elles sont couvertes par la première personne, elles arrêteront. Mais si elles ne le sont pas, elles iront jusqu’à la dernière personne condamnée.

 

Dans ce cas de figure, n’est-ce pas une mission quasiment impossible ?

 

C’est une mission difficile, voire très difficile, parce que cela suppose que les victimes identifient pour chacun des accusés quels peuvent être les biens pour exécuter la décision sur ces biens-là. J’imagine que ça va être un chemin de croix pour les victimes si chacune d’elles devait poursuivre l’exécution des condamnations qui ont été prononcées. Bien entendu, pour la plupart, elles sont organisées en groupe avec un conseil qui peut initier la procédure et ce qui va être gagné sera partagé au prorata par les victimes. Mais cela est une grande mission pour les victimes si elles doivent poursuivre à leur compte individuellement.

 

Si quelqu’un d’entre les condamnés est défaillant ou n’a pas les moyens financiers de s’exécuter, que faire ?

 

On appelle ça la clause de retour à meilleure fortune. Si vous en poursuivez un et qu’il n’a pas les moyens financiers pour vous satisfaire, théoriquement vous pouvez revenir prochainement. Revenir même dans cinq ans tout en espérant que la personne va retourner à meilleure fortune. Ça veut dire qu’aujourd’hui, elle n’a rien et plus tard elle aura quelque chose ; donc vous pourrez exécuter la décision.

 

Est-il possible d’opérer la saisie des biens d’un condamné dans une telle situation ?

 

Oui. C’est l’exécution forcée. L’exécution est d’abord volontaire. Ça veut dire que les accusés savent qu’ils sont condamnés et décident de payer. Mais s’ils ne paient pas, on passe à l’exécution forcée, qui est un ensemble de procédures juridiques très réglementées et très complexes qui peuvent prendre du temps aussi. Elle intervient après que la décision est devenue exécutoire. Ce qui ne l’est pas en l’état actuel. C’est uniquement si elle le devient que s’ouvrent maintenant les voies d’exécution qui sont des procédures prévues. Concernant l’exécution forcée, cela peut concerner des saisies des biens : des meubles, des immeubles, des comptes bancaires, entre autres. Avec notre législation, à la date d’aujourd’hui, les accusés, s’ils n’ont pas encore organisé leur insolvabilité, doivent être en train de trouver des solutions pour le faire et faire en sorte que les victimes ne trouvent plus rien quand elles vont commencer à exécuter la décision.

 

A supposer qu’on aboutisse au scénario dont vous avez parlé ; est-ce que ça ne sera pas impossible, vu qu’il n’y a pas une certaine somme assignée à chaque condamné ?

 

Non, la condamnation solidaire est plutôt à l’avantage des victimes. Si on avait dit par exemple que telle personne paye tel montant, si vous la poursuivez et elle paye son montant et que les autres n’ont pas de quoi payer, en tant que victimes, vous ne pouvez plus rien faire, même si celle qui a déjà payé a toujours de l’argent. Or les 60 personnes sont condamnées chacune pour le tout. Si parmi elles, une seule personne a les moyens financiers de payer le tout, c’est tant mieux.

 

Pour ce qui est du cas d’un condamné qui paye la totalité du montant, est-ce que cette personne peut après monter une procédure afin que ses coaccusés lui remboursent une partie de l’argent qu’il a payé aux victimes ?

 

Dans certains cas, c’est possible. Mais dans ce cas précis, je pense que ça ne va pas l’être parce que le juge n’a pas établi en réalité la part de responsabilité de chacun. Du coup, si vous avez payé le tout, je ne vois pas comment cela peut se faire, sauf aller devant le juge et lui demander de faire un partage avant de le faire.

 

La procédure est vraiment complexe ; est-ce que ce n’était pas simple que l’Etat soit appelé en garantie des paiements des dommages et intérêts quitte à ce qu’il se retourne contre les condamnés pour se faire rembourser ? 

 

Tout est question de droit. Si vous avez remarqué, lors du procès dans le volet civil, sur la demande d’appel en garantie des victimes, l’Etat ne s’est pas prononcé. Il a choisi volontairement de ne pas contester cette demande des victimes parce que tout le monde sait comment leur préjudice est survenu. Mais il se trouve que les juges ont estimé, du point de vue de la loi, que quelqu’un ne pouvait pas être à la fois victime et civilement responsable. Donc, ils ont déclaré la demande d’appel en garantie irrecevable. C’est dire qu’en tant que conseil de l’Etat, ce que nous savons de notre client est qu’il était conscient de cette difficulté que les victimes pourraient avoir à se faire payer, mais il n’a pas voulu les enfoncer davantage. Selon le juge, la loi ne permettait pas d’appeler l’Etat en garantie.

 

Au regard de tout ça, est-ce qu’il y a des chances que la peine soit vraiment exécutée un jour ? Est-ce que les bénéficiaires pourront entrer en possession de leurs dus ?

 

Concrètement, même s’ils peuvent entrer en possession de cela, ce qui est certain, c’est que cela prendra du temps. A supposer qu’aujourd’hui il n’y ait pas appel et que dans 15 jours la décision soit exécutoire, ça m’étonnerait que les accusés s’exécutent volontairement, et dans ces conditions, il faut initier des procédures d’exécution. Je peux vous assurer que ces procédures ne sont pas faciles surtout que, dans ce cas précis, avant même de les entamer, il faut identifier les accusés solvables. C’est dire que forcément ça va être très compliqué, mais par rapport au contexte, on verra ce que sera la suite.

 

Vous avez parlé du temps que cela peut prendre ; on peut en avoir une fourchette ?

 

A supposer qu’une décision soit exécutoire à la date d’aujourd’hui, et que vous commenciez avec les procédures d’exécution ;  dans le meilleur des cas,  vous avez en moyenne un an. Dans le pire des cas, cela peut atteindre cinq ans. Par exemple, dans notre cabinet, nous avons des dossiers dont  l’exécution a commencé depuis plus de 5 ans, mais que nous n’avons pas encore finie. Cela donne une échelle dans ce cas.

 

A ce niveau est-ce qu’il y a des délais de prescription comme on en voit ailleurs, par exemple ? Pour dire que pendant tel nombre d’années vous n’avez pas pu faire exécuter la décision, elle devient caduque ?

 

Oui, nous sommes en matière civile, donc il y a des délais de prescription, mais cela suppose qu’une victime n’a entrepris aucune procédure d’exécution et là, ce sera la prescription de 30 ans qui s’applique.

 

Un condamné qui arrive à exécuter sa condamnation civile peut-il bénéficier de circonstances atténuantes au pénal ?

 

Non, il n’y a pas de lien entre le volet civil et le volet pénal. Même si un accusé paye toutes les condamnations aujourd’hui, juridiquement ça ne change absolument rien au volet pénal. Seulement au vu de cela, le Président du Faso peut prendre des mesures de grâce ou autre. Mais si l’on s’en tient au plan purement procédural, ça n’a aucune incidence. Il ne faut pas confondre en réalité les condamnations civiles (dommages et intérêts) avec les condamnations pénales, qui peuvent être, par exemple, la contrainte par corps lorsque quelqu’un doit payer une amende et qu’il ne paye pas. Contre cette personne, le juge peut prononcer ce qu’on appelle la contrainte par corps qui peut être un enfermement, mais dans ce cas, ça n’a absolument aucun lien. Que vous ayez payé ou pas, ça ne change rien à l’exécution de la peine pénale.

 

Propos recueillis par

Aboubacar Dermé

Hadepté Da

Félicité Zongo

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