Menu

Projecteur: Le vieux musicien

C’est un vieux musicien chanteur qui, chaque soir depuis plus de 40 ans, fait danser les mélomanes de la ville de B. et qui rentre au petit matin chez lui avec quelques billets qui ne survivront pas au besoin du quotidien.

 

Comment la vue du tableau Le Vieux musicien d’Edouard Manet peut ramener à la mémoire, le vieux chanteur qui joue depuis presque cinquante ans, dans les bars de B. ? Peut-être parce qu’en ces temps de confinement à cause de la menace du Covid19, et de la fermeture des bars, le vieux chanteur de Bobo doit être bien seul ; contrairement au vieux musicien  de Manet qui est entouré par quelques amis.

 

BAR-B./ INTERIEUR-NUIT

 

Sur la piste de danse qui sert en même temps   de scène à  l’orchestre, on aperçoit le tambour et ses baguettes, une guitare basse, une guitare solo, une guitare d’accompagnement, un synthétiseur et trois micros sur pied.  Et après un moment, les musiciens montent sur scène et chacun se saisit de son instrument pour en tester la balance. Quelques instants de riffs, de mots murmurés aux micros et d’ajustement et puis, la musique naît sur la scène. D’abord tout doucement comme si elle sourdait du sol pour après se déployer dans le public et dans les airs. C’est une rumba congolaise. Deux chanteurs, une dame très forte avec une voix très fluette et un jeune homme, s’avancent vers les micros. L’homme chante et la dame reprend.  Le micro du milieu est désespérément orphelin et c’est lui qui attire l’attention. Un trou noir qui engloutit les sons et les regards.

La chanson finit vite et l’orchestre en entame une nouvelle. Le micro esseulé entre les deux chanteurs est toujours là, aspire les regards et instille le malaise. Ce micro, que fait-il là, inutile sur la piste ? Attend-il quelqu’un ?

L’orchestre joue maintenant de la musique mandingue. Une chanson oubliée de Salif Kéïta. Un homme à la silhouette fluette et à la démarche traînante surgit d’un recoin du bar et se dirige vers l’orchestre. Il est affublé d’une légère claudication. Il s’arrête devant le micro esseulé, le décroche en faisant tournoyer le fil dans les airs comme un lasso. Maintenant le tableau est complet car la pièce manquante, c’était lui. Il entre dans la chanson sans peine, comme une lame s’enfonce dans du beurre. Il lève la main vers le technicien pour qu’il règle le micro et puis se tourne vers le soliste et lui fait signe de la main de tenir la gamme. La musique devient plus harmonieuse, plus vivace aussi et sa voix danse sur les pointes des sonorités comme un acrobate qui court sur un muret crénelé.

Ensuite, il remet le micro sur son pied et va vers le tambour, se saisit des baguettes et joue, torse droit et pieds écartés, avec l’air de ne faire aucun effort. Pourtant la ruade des baguettes sur le cuir crée une sorte de vive précipitation, comme si des gouttes de pluie tombaient sur un toit en tôle. Tout en continuant de chanter.

 

Comme un fleuve qui déborde de son lit

 

Après les applaudissements, un quinquagénaire dans notre voisinage immédiat nous confie que l’homme a 67 ans et qu’il joue dans les orchestres de la ville depuis qu’il a vingt ans. Il a fait des excursions au cinéma, sur les planches et dans les affaires mais est toujours revenu à son premier amour : la musique. Le voisin le dit en dioula à travers une métaphore : Tel un fleuve en crue, il a souvent débordé, s’est jeté dans d’autres rivières mais a fini par revenir dans les limites de son lit.

Après avoir enchaîné quelques tours de chants, le vieux musicien quitte la scène et va s’attabler devant une bouteille de bière. Il se sert et vide son verre d’un trait. Après l’avoir posé, il lève la tête et se fige ; plongé dans ses pensées, il ressemble à un bloc de marbre.

A le scruter avec minutie, on distingue sous le visage émacié et les cheveux grisonnants, le chanteur rondouillard d’un célèbre Boys Band des années 80. Quelques décennies plus tard, il a tâté du petit écran à travers une série qui a eu un succès continental. Mais sous nos cieux, le succès ne met pas l’artiste à l’abri du besoin. Et le musicien étant payé sur les entrées et les consommations, il n’en tire rien de substantiel.

Un client lui a demandé de jouer la chanson Fatogoma de Tidiane Coulibaly. Et lui a discrètement laissé un billet de cinq mille dans le creux de la main. Il l’a chantée, Fatogoma, et après il est venu serrer longuement la main du généreux donateur. Plus tard, une jeune fille est venue servir tous ceux qui étaient à la table du donateur ; quand on lui a demandé qui lui avait dit de le faire, elle s’est contentée de montrer du doigt le vieux musicien qui s’était rassis devant sa bouteille. La classe !

Ce soir comme tous les soirs, il va jouer jusqu’au milieu de la nuit et même au-delà. Après, il rentrera chez lui avec quelques billets que le quotidien lui retirera avant le soir. Plus de quatre décennies à faire un métier qui ne vous nourrit pas convenablement. Pourquoi ? serait-on tenté de se demander. Si le vieux musicien pouvait répondre, il dirait sans doute que la passion ne nourrit jamais son homme, elle le consume comme un cierge pour que la lumière de sa flamme éclaire les autres…

 

Saïdou Alcény Barry

 

ERRATA

 

Dans l’article précédent de Projecteur du jeudi 19 mars 2020, consacré à l’ouvrage Héros méconnus de Maurice RIVES et Robert DIETRICH et intitulé « Soldats noirs, légendes noires », se sont glissées deux erreurs factuelles. Primo, l’Association des anciens fonctionnaires des Nations unies au Burkina Faso a signé un protocole d’accord avec l’Association Frères d’Armes et non les Forces armées. Secundo, les faits de guerre du Sergent Diarra Mamadou, qui lui ont valu sa citation à l’Ordre de l’Armée, c’était évidemment en 1916 et non en 1016 comme mentionné dans l’article. La rédaction s’excuse pour ces coquilles, que Pablo Neruda appelait « les bestioles du texte » dont l’action peut être mineure ailleurs mais qui, ici,  «souillent» l’Histoire. Aussi la correction s’imposait-elle.

 

Ajouter un Commentaire

Code de sécurité
Rafraîchir

Retour en haut