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«L’Observateur Toubabou» : «C’est donc ça, un coup d’Etat !»

 

Il y a cinq ans, jour pour jour, des hommes armés interrompaient l’un des derniers conseils des ministres de la Transition, déclenchant ce qui allait devenir le coup d’État du Régiment de sécurité présidentielle (RSP) et de son emblématique chef, le général Gilbert Diendéré. A l’époque, Thibault Bluy, jeune journaliste français fraîchement débarqué à Ouagadougou, que nous appelions affectueusement « Nassarbila » (petit Blanc), avait suivi les événements pour L’Observateur Paalga. Une demi-décennie plus tard, il propose de revivre, dans un ouvrage préfacé par le directeur de publication Edouard Ouédraogo, et  intitulé « L’Observateur Toubabou : Un reporteur français au Burkina Faso », le récit de cet épisode – ainsi que des autres péripéties qui s’étaient produites lors de son riche passage, de 2015 à 2016. Nous vous en proposerons régulièrement les « Bonnes feuilles » à commencer par ces extraits relatifs au « coup d’Etat le plus bête du monde » ainsi que l’avait qualifié le président guinéen, Alpha Condé.

 

 

 

 

«Qui a osé ?

 

 

 

Comme tous les Français de ma génération se souviennent où ils étaient le 7 janvier 2015, le 21 avril 2002 ou le 12 juillet 1998 [dates respectives de l’attentat à Charlie Hebdo, de la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de l’élection présidentielle et du premier titre mondial de l’équipe de France de football], les Burkinabè se remémoreront probablement ce qu’ils faisaient le mercredi 16 septembre 2015.

 

Pour ma part, je rentrais d’un déjeuner bien arrosé avec le père du rugbyman franco-burkinabè Fulgence Ouédraogo. Un collègue s’avance vers moi. Il m’annonce que le Conseil des ministres a été pris en otage. Ah bon, par qui ? Boko Haram ? Al-Qaïda ? Quoi… par des militaires burkinabè ? Oh, encore un de leurs problèmes internes. Rien qui ne m’empêchera de cuver tranquillement mon houblon.

 

Tandis que les derniers fragments de ma conscience professionnelle s’évaporent sous l’enivrant effluve, une anomalie les saisit. Mon camarade n’a-t-il pas dit que le chef de l’Etat [Michel Kafando], le Premier ministre [Yacouba Isaac Zida] et deux membres de l’équipe gouvernementale [Augustin Loada et René Bagoro] étaient toujours séquestrés ? Cela insinue tout de même que l’Exécutif est vacant, depuis deux heures maintenant. Mes pieds regagnent brutalement terre. La brume sur mes pensées d’un coup se dissipe.

 

Vite, éclaircir les circonstances, les revendications, les commanditaires… Mon portable sonne. Un média parisien. « Tu peux nous confirmer qu’il se passe bien quelque chose à la présidence ? » Je vous le confirme. « C’est un coup d’État ? » Ah je ne sais pas, je n’en ai jamais vécu ! Le contexte est flou pour le moment. Je vous rappelle dès qu’il y a du neuf.

 

Les événements ne tardent pas à s’emballer. A la télévision, on voit des centaines de militants se rassembler sur la place de la Nation. Les leaders de la société civile les exhortent à « libérer » le palais présidentiel de Kosyam, à une douzaine de kilomètres de là. Concomitamment, on est averti que la troupe a déployé des pick-up et des motos afin de disperser les protestataires. Les premiers tirs de sommation se font entendre.

 

Un conciliabule se tient dans la cour de L’Observateur pour savoir qui est prêt à partir sur le terrain. Deux volontaires se désignent. Je me propose de les suivre. Je pars chercher mon appareil photo… et ne rapporte qu’une batterie de doutes. Est-ce bien raisonnable ? N’est-ce pas trop dangereux ? En tant que Blanc, ne risqué-je pas d’être pris pour cible ? « C’est comme tu veux, mais dépêche-toi de te décider ! » Je les laisse s’éloigner. Après tout, je serais peut-être plus utile en captant, sur la Toile, des renseignements que les canaux classiques ne charrieront pas forcément.

 

Les réactions affluent pour blâmer le coup de force, de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), de l’Union africaine (UA), de l’Organisation des Nations unies (ONU)… Le président de l’Assemblée nationale de Transition [Chérif Sy] enjoint « à tous les patriotes de se mobiliser pour défendre la mère-patrie ». Les syndicats lancent une grève illimitée « à partir de ce soir et jusqu’au rétablissement de la situation ». Unique avis discordant : celui d’un porte-parole de l’ex-parti au pouvoir [Léonce Koné, en l’occurrence], qui ne condamne pas ce « coup de semonce » et « attend de voir dans quel sens celui-ci évolue ».

 

Notre brigade de reportage rapplique en trombe. Sous le choc, elle témoigne d’effroyables courses-poursuites entre les manifestants et les francs-tireurs du Régiment de sécurité présidentielle (RSP), qui ont brûlé des deux-roues et effectué des descentes musclées dans les locaux de groupes audiovisuels. Les ondes de Radio France internationale (RFI) ont été partiellement brouillées. Des fantassins sont postés devant les bâtiments de la TV et de la radio publiques.

 

Par la fenêtre, je vois le directeur sortir de son secrétariat. D’un air impuissant, il regarde les balles traçantes déchirer le ciel nocturne. « Quel gâchis ! Et dire que nous étions à trois jours du début de la campagne… Quoi qu’il advienne, elle n’aura plus du tout la même saveur », soupire le « doyen », désabusé. Avant-hier, la Commission de réconciliation nationale et des réformes (CRNR), dont il fait partie, a remis ses conclusions en vue des élections présidentielle et législatives du 11 octobre. Un double scrutin qui se veut historique, onze mois après la chute de Blaise Compaoré.

 

« En commettant cet acte, c’est le processus de Transition que la soldatesque vient de flinguer à quelques semaines de son terme, se désole notre éditorial, intitulé “Qui a osé ?”.

 

Et puisque aucune déclaration officielle n’est venue situer les Burkinabè sur les motivations réelles des troufions, on se perd en conjectures alors que la nuit s’annonce longue et tumultueuse. »

 

Des échauffourées éclatent dans mon arrondissement. Je me réfugie en hâte chez des amis. De mon côté aussi, la sorgue promet d’être agitée.

 

 

 

Baptême du feu

 

 

 

Il est 5h 30 quand le soleil descelle dolemment mes paupières, soudées par les lentilles de contact que je n’ai pu ôter. Dans mes tympans engourdis résonnent les fusillades qui n’ont pas cessé du borgnon. J’en recherche compulsivement l’écho sur les sites d’information. Nulle trace. Une dernière mise à jour date de 0 h 23 : « Des négociations seraient en cours au palais présidentiel. »

 

Pour nourrir l’expectative, je rafraîchis mes connaissances sur les antécédents politiques du Burkina. Une tendance, que je n’avais pas particulièrement relevée jusque-là, éveille mon attention : la violence des successions depuis l’Indépendance, le 5 août 1960. Ex-colonie française, la Haute-Volta subit pas moins de quatre pronunciamientos avant d’être rebaptisée Burkina Faso, en 1984, sous la révolution de Thomas Sankara. Le 15 octobre 1987, un mystérieux commando supprime le charismatique capitaine. Blaise Compaoré, frère d’armes et intime de ce dernier, s’empare du pouvoir.

 

Si « le Blaiso » s’y cramponne pendant vingt-sept ans, il est balayé en deux jours, les 30 et 31 octobre 2014, par un soulèvement populaire qui le contraint à la démission et à l’expatriation. Une administration transitoire est mise en place pour un an, afin de conduire à un vote libre et démocratique. Sa mission est parasitée à plusieurs reprises par les bruits de bottes. Sans répercussion majeure, jusqu’à…

 

« Aujourd’hui, 17 septembre 2015… » Sur le petit écran que j’avais allumé en fond, les programmes viennent brusquement de s’interrompre. Un quidam en treillis et casquette moutarde apparaît sur le plateau du journal télévisé. L’actualité rattrape l’histoire. « Les forces patriotiques et démocratiques, alliant toutes les composantes de la Nation, et réunies au sein du Conseil national pour la démocratie (CND), ont décidé de mettre un terme au régime déviant de la Transition. »

 

Durant cinq surréalistes minutes, ce lieutenant-colonel-médecin [le désormais célèbre Mamadou Bamba] énonce le diagnostic des mutins : la Transition s’est « progressivement écartée des objectifs de refondation d’une démocratie consensuelle », en adoptant « à des fins personnelles et de musellement » des lois sur la presse et l’armée, ainsi qu’un code électoral « taillé sur mesure pour des individus et décrié par les instances et les hommes de droit ». La thérapie est draconienne : destitution du président, dissolution du gouvernement et du parlement transitoires, lancement d’une « large concertation » devant menerà un suffrage « inclusif et apaisé ».

 

7 h 23. Les clips musicaux réinvestissent l’antenne, aussi abruptement qu’ils l’avaient désertée. C’est donc ça, un coup d’État !

 

Je téléphone à la rédaction pour vérifier que la Journée de la médecine traditionnelle, que je devais couvrir, est bien annulée. « Sûrement. Mais viens, on a besoin de toi ! » Une salve de kalachnikov fait remonter les consignes du consulat : « Le confinement à domicile dans des conditions maximales de sécurité est impératif. » Blanc au bout du fil. « C’est à toi de choisir : soit tu écoutes ton ambassade, soit tu fais ton boulot de journaliste. »

 

Je sens ma cervelle comme une balance. Vite, peser les aléas, mesurer les peurs… avec au milieu mes hôtes français qui réservent le prochain vol pour Paris, les rumeurs qui filent grand train, et les clichés des premiers cadavres qui circulent déjà sur Facebook. Je me lève, je me rassois. Penche d’un côté, de l’autre… Après une demi-heure, les coupelles sont saturées, mes nerfs près de lâcher. Stop ! Je sors avant de ruiner mon équilibre mental.

 

La quiétude du quartier me déroute. J’emprunte les petites allées, guettant toute gestuelle suspecte. Mètre après mètre, je rencontre les mêmes voitures, les mêmes boutiquiers, les mêmes passants que d’ordinaire. Je m’enhardis, jusqu’à m’aventurer sur le boulevard Charles-de-Gaulle. Une épaisse fumée noire jaillit du terre-plein central. Des gamins qui crament des pneus. Je rabats la visière de mon casque, retiens ma respiration et mets les gaz.

 

Le nuage passe. Mon souffle reste coupé. En face de moi, lancé à fond, un 4x4 débordant de soldats qui tirent en l’air. Sauve-qui-peut général ! Les galopins détalent à toutes jambes. Ma Crypton se retrouve propulsée dans les six-mètres défoncés. L’instinct a pris les commandes. Mes bras encaissent sans fléchir. Ma vue porte droit devant. Pilotage automatique.

 

Je suis bientôt hors de danger. Mes sens reprennent le contrôle. Je halète, mais je peux enfin inspirer librement. Alors c’est aussi ça, un coup d’État !

 

 

 

L’Observateur Toubabou. Un reporteur français au Burkina Faso. 250 pages. Disponible à partir de début octobre 2020 en version numérique.

 

Dernière modification lemercredi, 16 septembre 2020 21:14

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