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Décès Albert Tévoédjrè : Le doyen Adotévi nous a confié

Même à 85 ans, il a toujours une mémoire d’éléphant. Cet homme de lettres, dans sa bibliothèque de 5000 livres, n’est pas du tout dépaysé dans sa retraite.  Spero Stanislas Kpakpovi Adotévi, puisque c’est de lui qu’il s’agit,  nous a confié ce qu’il pense de son compatriote Albert Tévoédjrè, décédé le 6 novembre dernier à l’âge de 90 ans. Ayant aussi la nationalité burkinabè, il s’est prononcé sur la situation de notre Nation commune.

 

 

Voudriez-vous bien vous présenter à la jeune génération qui n’a pas été témoin de vos actions en faveur de votre pays et de l’Afrique ?

 

Je me nomme Spero Stanislas Kpakpovi Adotévi, professeur de philosophie et d’anthropologie avec, dans une vie antérieure, une carrière de politicien éphémère et d’universitaire permanent. Je me suis retrouvé dans un certain nombre de gouvernements au Dahomey/Bénin, notamment celui du général Christophe Soglo, oncle de Nicéphore Soglo. J’ai travaillé également avec l’ancien  président Emile Derlin Zinsou.

Plus tard, j’ai été directeur régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre d’une ONG canadienne du nom de CRDI (Centre de recherches pour le développement international) et enfin je fus recruté par l’UNICEF (Ouagadougou, Abidjan, Paris, New- York). J’ai vécu 7 ans au Burkina Faso où j’ai eu à connaître Saye Zerbo, à retrouver Joseph Ki-Zerbo, à apprécier Lamizana et enfin à rencontrer Thomas Sankara et Blaise Compaoré. J’ai eu des liens personnels très étroits avec Sankara, avec qui j’ai travaillé de manière efficace, intelligente et enthousiasmante.

Enfin, je dois ajouter que j’ai aussi été, toujours dans une vie antérieure, secrétaire général des musées africains, et aussi éditeur (Hampathé Ba, Maryse Condé, Mongo Béti, Boubou Hama et d’autres auteurs de tous pays.

 

Comment vous sentez-vous à 85 ans ?

 

Je me sens bien avec tous les maux que cet âge attire. Je vis normalement, mais bien évidemment privé des excès de mes 20 ans. Je peux dire que je me plais au milieu de ma famille, de mes oies et canards, de mon chien, de ma bibliothèque et de mon jardin.

 

Passons à l’actualité : votre compatriote et camarade d’enfance Albert Tévoédjrè vient de tirer sa révérence. Quel souvenir gardez-vous de cet homme aux multiples facettes ?

 

J’ai appris sa mort avec beaucoup de peine et de souffrance, car j’étais lié à lui depuis l’adolescence jusqu'à l’âge mûr. Nous nous sommes connus au Grand séminaire Saint-Gall de Ouidah où nous avons vécu de grands moments de travail intellectuel et de prière. Puis, nous nous sommes retrouvés au Lycée Van Vollenhoven à Dakar, et enfin en France. Sans être parmi les pères fondateurs de la FEANF (La Fédération des étudiants d'Afrique noire en France), il en a été l’un des animateurs les plus puissants jusqu'à la fin de ses études.

C’est lui qui fut le responsable du journal « l’Etudiant Noir », de l’association qu’il dirigeait avec fulgurance. Plus tard, nous nous retrouverons au Dahomey/Bénin, après nos études universitaires, où les événements et aléas de la politique ne sont jamais parvenus à atrophier la certitude de notre amitié.  Il était, comme Ki-Zerbo, que nous avons tous très bien  connu au Burkina, assiégé par la passion sans retour de l’Afrique. Du reste, lui et Ki-Zerbo et d’autres camarades de même tendance, ayant trouvé en la FEANF une coloration quelque peu marxisante avaient décidé d’affirmer la réalité de leur foi en créant un mouvement nommé MLN (Mouvement de libération nationale). Cela, sans avoir cherché pour autant à mettre en cause les principes fondateurs de la FEANF dans laquelle ils jouaient d’ailleurs tout un grand rôle. Ce mouvement proliférera plus en Haute-Volta indépendante et même Dahomey Bénin.

Cette passion et sa foi, Tévoédjrè les exprimera dans tous ses nombreux écrits et publications, notamment :

1-    L’Afrique révoltée

2-    Pauvreté, richesse des peuples

3- Mes certitudes d’espérance.

Tout cela le conduira à être au Bénin à tous les postes du combat politique, de manière presque hyperactive.

Pour me résumer, je dirai qu’Albert fut pour moi non seulement un ami, mais au-delà de tout ce qui a pu nous rapprocher depuis plus de 60 ans, un homme hors normes, sûr de soi ;  un homme qui, quelles que  fussent les opinions des uns et des autres, a su jouer avec éclat au Bénin, voire en Afrique, un rôle parmi les premiers depuis les indépendances.

Homme de classe exceptionnelle, politicien des lointains, il fut un stratège redoutable de la pratique politique, un homme qui fourmillait d’idées et savait les poursuivre. A l’opposé du Président Apithy, l’un des nombreux présidents de la République au Dahomey/Bénin, on l’a souvent comparé à Talleyrand, parce qu’il a toujours su se relever de la débâcle : « Fluctuact nec mergitur »1. Cela fait qu’il était craint de ses ennemis qui voyaient en lui un adversaire prêt à toutes les ruses : un joueur d’échecs impitoyable. Mais s’il voyait plus vite que les autres, c’est parce que pour lui, la politique n’était pas un jeu mais une affaire sérieuse, une fonction et une profession. Et en politique, chaque mouvement peut déplacer des lignes.                                                                                    Latiniste nourri aux sources de Virgile et de Cicéron, s’il faut à tout prix se livrer au jeu des comparaisons, je le comparerais volontiers au Franco-Italien Mazarin avec un mélange de l’écrivain nationaliste cubain José Marti : « Magnos homines virtute metimur, non fortuna », qui veut dire : « nous mesurons les grands hommes par leur vertu et non par leur fortune (Cornelius Nepos) ».

Dans une chanson des vétérans américains, on peut  lire la phrase suivante : «Les grands guerriers ne meurent pas, ils s’effacent ».

Aujourd’hui, Tévoédjrè n’est plus, mais on ne peut pas lui reprocher d’avoir mené à son terme un (son) combat qui fera de lui, envers et contre tout et tous, un grand guerrier de la politique au Bénin et en Afrique.

 

Vous êtes Béninois d’origine, mais Burkinabè de cœur et d’adoption. Comment appréciez-vous la trajectoire de notre pays aujourd’hui ?

 

J’aurais voulu ne pas avoir à aborder cette question, mais la situation étant ce qu’elle est, je dois avouer que je suis profondément affligé par cette omniprésence du terrorisme dans notre pays. Je suis désarmé face à l’impuissance de l’Etat devant les difficultés qui l’empêchent de s’affirmer et d’imposer sa présence. Il paraît évident que les forces de destruction sont en avance, en termes d’informations et de renseignements, sur nous. On constate avec amertume et tristesse que se sont eux qui choisissent l’heure et le lieu du combat. Ce qui signifie en langage stratégique qu’elles possèdent la force de l’initiative. Dès lors, les maîtres du terrain semblent être, de nos jours, les terroristes.

Ce sont eux qui décident des affrontements, de quand ils le font et où ils le font. Je prie le ciel de me tromper, mais en attendant nous sommes en pleine sidération et désespérance.

Il est temps que nous retrouvions cette confiance en nous pour combattre cet ennemi invisible parce que trop visible. Et l’écraser. Il faut que nos forces de défense et de sécurité coordonnent leur vision, leurs actions et leurs moyens. C’est l’exigence vitale de cet aujourd’hui.

Par ailleurs, il faut mettre en place les moyens de développement des régions sous menace. En commençant par leur désenclavement et en élaborant une vaste politique d’information et de communication à l’adresse des citoyens pour éviter tout conflit communautaire et l’injonction au peuple burkinabè de trouver en soi la force d’une longue marche. C’est un devoir pour chacun de nous d’aider l’Etat burkinabè à reprendre possession de sa vérité, à travers la certitude de soi d’une Nation enfin bien installée sur ses jambes

 

Quel souvenir voulez-vous qu’on garde de vous ?

 

Celui d’un homme normal qui a vécu utilement pour son pays et notre continent. Un Africain passionné de l’Afrique et convaincu qu’il n’y a pas de fatalité. Un homme qui a cru, envers et contre tout et tous, qu’un jour l’aube viendra. Persuadé enfin que si notre jeunesse se met debout et en marche pour jouer le rôle qui est le sien ici en Afrique et non dans les rêves poussiéreux de ‘’l’Ailleurs’’, nous serons assurés de voir bientôt apparaître les temps de l’Epiphanie et de la Palingénésie.

 

1 :  (NDLR. Devise de la ville de Paris : Il est battu par les flots mais ne sombre pas)

 

Entretien réalisé par

Abdou Karim Sawadogo

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