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Projecteur : Quand la poésie se fait apéritive

Elle a pris le nom de la mère de l’humanité : Eve. Elle était comédienne, maintenant elle écrit de petits textes poétiques qu’elle déclame dans des veillées privées où quelques privilégiés goûtent le vers poétique tout en dégustant des mets exquis. Une poésie pour gourmets. Féerique !

Eve K. est son nom de plume, Eve sûrement en référence à la première femme, celle qui sortit de la côte d’Adam. C’est une belle femme. Fille d’une  Touareg et d’un Mossi, elle a, du lignage des hommes bleus du désert, pris la finesse des traits, la minceur du corps, une abondante chevelure lui tombant sur les épaules ; du descendant de Yennenga, elle a hérité de  l’ébène de la peau et d'un caractère extraverti qui se traduit par une certaine exubérance. Elle exsude la joie de vivre et distille une certaine idée du bonheur. Son rire, cristallin et en cascade, est si contagieux  qu’il déclenche l’hilarité autour.

La jeune dame avait débuté une prometteuse carrière de comédienne sur les planches en France. Elle confesse y avoir connu le succès en interprétant le complexe personnage de Nina de la Mouette d’Anton Tchekhov. D’autres rôles ont suivi : celui de Juliette de William Shakespeare et dans des pièces auteurs européens et africains contemporains.  Pourtant aucune amertume dans la voix : elle ne regrette rien. Elle s’est retrouvée au Faso, sur le sol de ses pères, parce qu’elle y a suivi son mari, un consultant français qui a signé un contrat de deux ans  de travail au Faso. Arrachée au théâtre, elle s’est découverte une passion pour l’écriture et elle cisèle de petits textes poétiques qu’elle lit à un parterre d’amis au cours des soirées qu’elle organise dans sa vaste demeure. Ce qu’on peut appeler sans malice une poésie apéritive.

En ce samedi soir d’août, la belle dame reçoit quelques convives dans son jardin pour une soirée de poésie autour d’une bonne chère : gourmandises, charcuteries et vins. A l’ombre des grands arbres, sous les frondaisons luxuriantes et vertes des manguiers, une douzaine d’invités autour de deux longues tables. Le gazouillis des oiseaux dans les branchages est une sorte de symphonie vespérale. Est-ce les becs qui s’entrechoquent pour faire cette douce stridulation ou, comme les insectes, serait-ce le frottement des ailes ? Ou simplement un chant qui monte des petites gorges et se répand dans le soir ? Entre les bouteilles que l’on écluse et les poulets flambés que l’on désosse, et  les poèmes qui s’envolent tels des papillons sur les notes d’une kora, nous ne sentons pas le temps passer ; il glisse, silencieux, sur la houle calme de nos silences et de nos babils.

Les textes poétiques d’Eve K. abordent les divers aspects de la vie. Ils parlent de l’amour, de la joie de la parturiente (elle a deux charmants bouts de choux), des matins calmes et des soirs sans sommeil, des paysages enchanteurs et des terres inhospitalières. En somme, l’homme est son sujet et plus particulièrement la femme.  Elle réussit, grâce à ses talents de comédienne, à donner vie à ces textes-là, à créer des atmosphères et à nous faire vivre les scènes évoquées. Aussi, quand elle parle du fleuve Niger à Mopti, elle réussit à nous embarquer dans une pirogue filant entre les immenses feuilles et les fleurs jaunes et blanches des nénuphars et on l’imagine, les bras pendant sur le flanc de la pirogue comme un aviron, ses doigts dans le fleuve faisant des ridules sur la face paisible de l’eau. Elle parle de ses rêves célestes et il suffit de fermer les yeux pour y être et croire qu’il suffit de tendre la main pour toucher le ciel et récolter une pleine poignée d’étoiles pour lui ouvrir un diadème étincelant.

Sa voix de comédienne est agile à gravir tous les tons, à passer subitement des aigus aux graves, aussi devient-elle, au bout d’un moment, hypnotique : ses auditeurs se sentent flotter sur un nuage. Sensation cotonneuse qui invite au sommeil, malheureusement surviennent les notes psychédéliques de la kora ou des intermèdes gastronomiques qui vous rouvrent les yeux et vous réinstalle dans l’éveil. Quelquefois, un regard au ciel dans cette nuit, et on se dit que le monde est beau : le ciel brille d’étoiles, la lumière descend sur le jardin en une pluie de poudre d’or et tout se tait. Sauf la voix d’Eve : un petit instant d’éternité que l’on voudrait étirer à l’infini.

Et comme toute chose a une fin, entre le long chapelet de poèmes qui s’égrènent les uns à la suite des autres, les mets qui se succèdent sur la table et les longues plages de silence, la nuit se retire à petits pas et point lentement le  jour ; les ombres se  diluent dans la blanche lueur de l’aube. Et la vie dans la cité reprend doucement le dessus, on la pressent là, frétillante par mille petites rumeurs qui montent de partout. Bruits et odeurs. La soirée poétique s’est achevée à l’aube, le cercle des amis de la poésie s’est défait et chacun s’en est retourné à son quotidien. La poésie d’Eve K. ne ressortit peut-être pas de la grande littérature mais elle a la force de constituer en une nuit une communauté d’hommes et de femme unis autour du verbe créateur et de la rêverie. Rien que pour ça, cette poésie apéritive doit continuer à tisser ce fil d’Ariane pour relier des inconnus autour d’un dîner. Et autour de la poésie.

 

Saïdou Alcény Barry

Dernière modification lemercredi, 21 septembre 2011 22:58

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