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Yoporeka Somet, égyptologue et panafricaniste : «Dans ce monde globalisé, l’Afrique n’est considérée que comme un appendice de l’Occident…»

 

Yoporeka Somet est un philosophe et un égyptologue féru de panafricanisme bien connu des milieux universitaires. Ce Burkinabè né en Côte d’Ivoire n’a pas sa langue dans sa poche quand il s’agit de promouvoir la culture africaine. Disciple de Cheikh Anta Diop et de Théophile Obenga, il ne manque jamais l’occasion de revendiquer «l’antériorité de la civilisation nègre» et d’appeler à un sursaut du continent pour imaginer des solutions novatrices pour son développement, loin du schéma qui en fait le souffre-douleur d’un monde injuste.

 

 

A l’occasion du 34e anniversaire du décès (le 7 février 1986) du savant sénégalais Cheikh Anta Diop et du mois de l’Afrique, célébré en février chaque année, il a répondu depuis Dakar, par écrit aux questions que nous lui avons posées sur l’héritage de l’égyptologue sénégalais, l’intégration africaine et l’idéal de panafricanistes comme Kwame Nkrumah, Nelson Mandela et Thomas Sankara.

 

 

 

Le 7 février dernier, a été commémoré le 34e anniversaire du décès d’une icône du panafricanisme, Cheikh Anta Diop : quels sont les points saillants de l’héritage philosophique qu’il a laissé à la postérité ?

 

 

 

 En effet, le vendredi 7 février 2020 a eu lieu, comme chaque année depuis 34 ans, la commémoration du décès du savant africain. A cette occasion, j’ai eu l’honneur d’être invité à faire une communication dans un panel intitulé «La renaissance africaine dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop». Ce panel réunissait des intellectuels et universitaires sénégalais et africains venus du pays et de la diaspora. J’ai axé mon intervention sur deux écrits de jeunesse de l’intéressé, publiés tous les deux en 1948, alors qu’il n’avait pas encore 25 ans et n’avait pas encore entamé ses études doctorales. Pourquoi ce choix ?

Les deux textes en question sont intitulés respectivement «Quand pourra-t-on parler d’une renaissance africaine ?» et «Etude de linguistique ouolove». L’auteur y indiquait déjà les conditions d’une véritable renaissance africaine, en particulier dans le premier article. Cela permet de comprendre que sa préoccupation principale, contrairement à ce qui est souvent affirmé, concernait davantage l’avenir de l’Afrique que son passé, même glorieux. En effet, dans l’article cité, il pose d’emblée comme condition de la renaissance africaine la nécessité d’une culture fondée sur les langues nationales.

Et c’est précisément dans le traitement de la question des langues nationales comme langues de culture et d’enseignement qu’il en arrive à l’évocation de l’égyptien hiéroglyphique comme pouvant constituer la base des humanités africaines, tout comme le latin et le grec ancien sont à la base des humanités européennes. Ce point est extrêmement important, car il n’y a jamais eu d’exemple de renaissance culturelle en utilisant une langue étrangère à celle connue et parlée par le peuple.

 

 

 

Ce sont donc les deux textes fondateurs de sa pensée ?

 

 

 

Quand on relit aujourd’hui ces deux écrits, on se rend compte qu’ils contenaient déjà les prémices des idées qui seraient développées plus tard dans ses principaux ouvrages, tels Nations nègres et culture (1954), L’Afrique noire précoloniale (1960), L’Unité culturelle de l’Afrique noire (1960), Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire (1960), Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? (1967) ou encore Civilisation ou Barbarie (1981).

 

Outre la question de la renaissance culturelle, politique et économique de l’Afrique, ces titres contiennent l’ensemble du legs de Cheikh Anta Diop. Cet héritage est multidimensionnel :

 

Il est d’abord et avant tout historique : contrairement à ce qu’a affirmé l’historiographie coloniale, l’Afrique est le berceau de l’humanité, et tous les êtres humains actuels descendent d’un même ancêtre commun qui est un Africain noir. Les théories racistes relèvent donc de l’idéologie et non de la science. Par conséquent, les Africains ne devraient souffrir d’aucun complexe. Ils devraient au contraire mobiliser l’expérience multimillénaire de leurs ancêtres pour penser le présent et construire l’avenir, en toute indépendance et responsabilité.

 

Il est ensuite philosophique, au sens large de ce mot : la rationalité n’a pas pris naissance en Grèce au VIe siècle avant J-C, mais en Afrique même, dans la patrie d’origine de l’homme moderne, il y a près de 200 000 ans.

 

Il est aussi scientifique et technologique, car les premières créationsartistiques, techniques, architecturales ont été réalisées sur le continent africain par ses habitants autochtones, comme en témoignent encore les constructions gigantesques de l’époque pharaonique et des périodes postérieures.

 

L’héritage de Cheikh Anta Diop est enfin politique et concerne principalement l’édification d’un Etat fédéral africain, capable d’assurer aussi bien la sécurité que le bonheur des Africains sur le continent et dans les diasporas. Or, presque tous ces points, qui relèvent pourtant de l’évidence, ont été farouchement combattus par les ennemis traditionnels de l’Afrique. Et nous y payons aujourd’hui un lourd tribut, chaque jour que Dieu fait…

 

 

 

A l’heure de la mondialisation et de la globalisation de l’économie, l’Afrique peine encore à construire son intégration ; quelle était  la vision de Cheikh Anta Diop sur cette problématique ?

 

 

 

 Le fait que l’Afrique peine encore aujourd’hui à construire son intégration économique est tout à fait compréhensible, même si cela est triste à dire ! La triste vérité, selon moi, c’est que l’Afrique n’a pas quitté le schéma ou le paradigme qui a été construit pour elle, en son absence, par la Conférence des puissances impérialistes à Berlin en 1885. Regardez la configuration actuelle des pays africains : ils sont très majoritairement faits pour ne pas pouvoir fonctionner comme des Etats dignes de ce nom. Même l’Union africaine n’a aucun pouvoir sur ce volet de l’intégration économique africaine, ce qui aurait pourtant dû aller de soi, dans un monde globalisé comme vous le dites si bien. Mais dans ce monde globalisé, l’Afrique n’est considérée que comme un appendice de l’Occident (Europe, Amérique) et de l’Asie (Chine, Japon, Inde), auxquels elle livre presque sans compensation ses matières premières stratégiques à l’état brut. Cela est tout simplement incroyable pour un continent qui sait mieux que quiconque les méfaits des traites esclavagistes cumulées (pendant plus de 1000 ans) et de l’exploitation coloniale directe (pendant près de 150 ans).

 

 

 

Venons-en à la vision d’Anta Diop.

 

 

 

La voie proposée par lui dès avant les années 60, et matérialisée dans son ouvrage emblématique, Les fondements économiques et culturels d’un Etat fédéral d’Afrique noire (paru en 1960, l’année des indépendances africaines) n’a malheureusement pas été prise en compte, tout comme d’ailleurs celle d’un Kwame Nkrumah. Dans cet ouvrage, Cheikh Anta Diop mettait en garde, non pas tellement contre la «balkanisation» de l’Afrique, mais plus gravement encore, contre sa «sud-américanisation». Il disait que si l’Afrique s’écartait de la pente naturelle de son destin fédéral, alors «elle verrait une prolifération de petits Etats dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger, qui tirerait ainsi les ficelles à partir d’une simple ambassade…» (p. 30-31).

 

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après les indépendances, chacun peut constater que cette prédiction s’est réalisée jusqu’à la caricature. Le plus affligeant est que même ce qui se passe aujourd’hui dans la bande sahélo-saharienne, avec son lot quotidien de morts, ne provoque pas de déclic en faveur de l’Etat fédéral ! Et l’on voit toute l’absurdité de la situation coloniale des Etats concernés : des groupes armés criminels peuvent ainsi traverser la frontière d’un Etat donné pour massacrer tranquillement des populations civiles et se réfugier après dans un Etat voisin, sans possibilité de poursuite pour le pays agressé, du fait d’un prétendu principe de respect de la souveraineté de cet Etat ! Cela est tout simplement incroyable ! Et voyez-vous l’anachronisme de la situation militaire dans la zone dite des «trois frontières» ! Ne peut-on imaginer que cette zone n’ait pas de frontière du tout ? Et ne peut-on imaginer une situation où nos soldats africains, venus des quatre coins du continent, soient massivement déployés dans cette zone pour retourner chaque grain de sable, neutraliser les criminels, les narcotrafiquants et les bandits armés, afin que notre peuple paisible puisse vaquer à ses occupations quotidiennes ?

 

Mais nous n’en serions pas là aujourd’hui si au moins les conclusions pratiques ramassées en 15 (quinze) points, à la fin de l’ouvrage cité de Cheikh Anta Diop, avaient connu ne serait-ce qu’un début d’application…

 

 

 

Cette vision est-elle encore d’actualité ? Ne comporte-t-elle pas des aspects surannés idéalistes ?

 

 

 

La voie de l’unité politique africaine fondée sur une unité culturelle et historique du continent est, aujourd’hui, plus que jamais d’actualité. Le schéma qui a été appliqué depuis les indépendances nominales jusqu’à ce jour a clairement montré ses limites : il s’agit d’un échec complet avec toutes les conséquences dramatiques que chacun peut constater : insécurité permanente et généralisée dans certaines régions du continent, fuite massive des jeunes vers l’Europe à travers le Sahara et la Méditerranée où ils risquent la mort à tout instant, manque d’emplois, total désœuvrement des jeunes restés sur place et devenant ainsi une proie facile pour les groupes mafieux criminels, faiblesse endémique des Etats qui peinent à s’assumer comme tels, impréparation dramatique des gouvernants devant les nombreux défis sociétaux, démission et/ou compromission des élites, etc. Tout cela invite à repenser une solution pérenne et viable à l’échelle continentale. Toute autre solution relèverait, selon moi, de l’inconscience ou de l’irresponsabilité. De ce point de vue, Cheikh Anta Diop reste une voix incontournable : il convient à présent de s’approprier sa pensée, de la comprendre, d’en débattre si nécessaire et de commencer à mettre en pratique ses préconisations pour l’Afrique. Il n’y a pas d’autre voie.

 

 

 

 

 

Certains contradicteurs de Cheikh Anta Diop l’accusent de racisme à rebours à l’encontre des colonisateurs européens. Vous qui êtes un de ses disciples, que répondez-vous pour sa défense ?

 

 

 

Cheikh Anta Diop n’a aucunement besoin d’être défendu contre une accusation de «racisme à rebours», ni sur aucun autre plan d’ailleurs. Il se défend bien tout seul et son œuvre, savante, monumentale, multidimensionnelle et porteuse d’un humanisme universel parle pour lui. Vous évoquez un «racisme à rebours» alors même que le véritable problème que ne voient jamais ceux qui manient cette expression (qui, selon moi, n’a pas de sens), c’est l’idéologie raciste tout court. Qui a écrit, dit et répété que les Noirs n’ont jamais rien créé de significatif, qu’ils sont restés au stade de l’animalité, qu’ils appartiennent à une race  inférieure comme le Blanc appartient à une race supérieure ? Et qui a osé dire que les Africains ne sont pas assez entrés dans l’histoire ? Et que fait-on de tout cela ?

 

C’est plutôt de cela qu’il faudrait s’occuper et laisser ceux qui ne croient ni aux mensonges, ni aux falsifications des idéologues blancs racistes faire le travail salutaire dont l’humanité et en tout premier lieu les Africains ont grandement besoin pour récupérer leur patrimoine historique longtemps spolié par cette même idéologie raciste face à laquelle, il est vrai, Cheikh Anta Diop n’a jamais eu aucune sorte de complaisance.

 

 

 

Si on vous demandait de faire un parallèle entre Kwame Nkrumah, Nelson Mandela et Thomas Sankara, que diriez-vous ?

 

 

 

Il me semble qu’un lien fort ainsi qu’un destin exceptionnel unissent ces trois personnages auxquels on pourrait d’ailleurs adjoindre d’autres noms, tels ceux d’Um Nyobe, de Félix Moumié, d’Ernest Ouandié, de Lumumba, de Nasser, d’Olympio et de Ben Barka, de Cabral, de Mondlane, de Samora Machel, ou encore d’Agostino Neto, etc. Ce sont tous des Grands d’Afrique, qui restent des icônes, voire des idoles pour la jeunesse africaine montante, mais qui sont ou ont été globalement détestés, haïs, vilipendés, combattus, voire assassinés par l’Occident et ses forces obscures sur place en Afrique même. Cela seul devrait servir de leçon aux peuples africains d’aujourd’hui. A quel type de dirigeants doivent-ils donner leur confiance ? C’est à chacun de faire son choix, selon l’idée qu’il se fait de lui-même, de sa patrie africaine et de la complexité du monde dans lequel il vit…   

 

 

 

Interview réalisé par

Zéphirin Kpoda

 

Dernière modification ledimanche, 22 mars 2020 17:28

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