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Passage à l’Eco : «Pour le moment c’est un simple changement de nom»(Dr Hamidou Sawadogo, économiste)

Le franc CFA est mort, vive l’Eco ! La décision a été rendue publique le vendredi 21 décembre 2019 par le président en exercice de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), Alassane Dramane Ouattara, qui avait à ses côtés le chef de l’Etat français, Emmanuel Macron. Qu’est ce que cela change concrètement ? Le Dr Hamidou Sawadogo, enseignant-chercheur à l’Institut burkinabè des arts et des métiers (IBAM) de l’Université Joseph Ki-Zerbo, nous a accordé une interview dans laquelle il évoque les différentes implications de cette nouvelle monnaie. Pour ce spécialiste de l’économie monétaire, «Pour le moment c’est un simple changement de nom».

 

 

 

Alassane Dramane Ouattara et Emmanuel Macron ont annoncé à Abidjan la fin du CFA et le passage à une nouvelle monnaie, l’Eco pour la zone UEMOA. Qu’est-ce qui  change fondamentalement ?

 

D’emblée je dirai que c’est une avancée significative pour les pays de l’espace UEMOA et je salue beaucoup l’esprit d’équipe des chefs d’Etat, y compris de la France, dans les négociations. Mais pour le moment, selon ma compréhension des choses, ce n’est qu’un changement de nom. Il y a tout de même un aspect positif dans ce changement de nom qui mérite d’être souligné, une petite révolution : le retrait de la France des instances de gestion et de décisions de la future monnaie. Mais il nous reste encore des avancées à obtenir comme la question de la parité qui est maintenue. A l’étape où nous sommes, je pense que l’on peut toujours négocier et obtenir mieux.

 

Justement, que faisaient les représentants de la France au Conseil d’administration de la BCEAO ? Et qu’est-ce que leur retrait change fondamentalement ?

 

C’est là une question difficile à comprendre pour le citoyen lambda d’autant plus que les textes de la BCEAO sont de vieux textes qui datent de la création du F CFA  et des accords de longue date signés à Paris. Au sein du Conseil d’administration il est indiqué que les décisions doivent se prendre de façon consensuelle et que, faute de consensus, l’on passe à des votes. Mais malheureusement ces votes se font à main levée. A un certain moment, les représentants de la France au Conseil n’avaient pas de voix délibérative, mais une voix consultative. Mais même si la France n’avait pas de voix délibérative, quand vous êtes administrateur au Conseil et que vous levez votre main dans une position contraire à celle de la France, tout de suite, celle-ci en est informée, et il y a des implications économiques et financières qui peuvent aller jusqu’à toucher l’ensemble des pays. Donc c’est généralement le consensus qui prévaut : personne ne pouvant aller à l’encontre des intérêts de la France. Je peux me tromper parce que je ne suis pas membre du Conseil d’administration de la BCEAO, mais je serais étonné que quelqu’un me dise qu’une fois le Conseil a voté à main levée. Je sais qu’il y a eu une question embarrassante qui avait été soulevée à la BCEAO, à l’époque où l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade était encore à la tête de son pays. Il a exigé à un moment que les réserves de change stockées à la Banque de France au niveau des comptes d’opérations soient rapatriées, estimant que la quantité était suffisamment élevée alors que se posaient des questions de développement en Afrique. Il avait même exigé que, même sans les pays de l’espace UEMOA, les réserves soient retournées au Sénégal pour des besoins d’investissements. Mais paradoxalement, même l’administrateur du Sénégal avait pris position contre le président Wade et est resté avec ses coadministrateurs sur cette position.

 

Beaucoup de critiques contre le franc CFA se concentraient sur ces fameux comptes d’opérations. C’est quoi concrètement ?

 

Le Compte d’opérations est un compte ouvert pour les pays membres de l’espace UEMOA dans les livres du Trésor français. Dans les accords relatifs à ce compte,  il était indiqué que nous y déposions 50% de nos avoirs extérieurs. En termes clairs,  si un pays de l’UEMOA fait des exportations vers l’Europe, il reçoit en contrepartie des euros, des livres sterling, etc. Si vous êtes par exemple Burkinabè et que vous ramenez ces monnaies au pays alors qu’elles n’ont pas cours légal ici, vous ne pourrez pas les utiliser si ce n’est les déposer dans les banques commerciales. Et une banque  qui reçoit ces devises peut les revendre à des clients qui veulent faire des importations. Si la banque dispose d’une grande quantité de devises, elle doit les déposer auprès de la BCEAO. Cette dernière les centralise, mais elle ne peut en conserver  qu’une moitié. L’autre moitié sera déposée au Trésor français, et c’est ça qu’on appelle Compte d’opérations. Cela veut dire que ce compte représente 50% de nos exportations par an. Si vous êtes dans ce processus durant plusieurs années, ça devient un stock important. C’est de l’argent que le Trésor français peut utiliser pour faire des investissements en France, pour le prêter à des personnes, voire aux Africains eux-mêmes. Mais étant donné que ce sont nos avoirs, en cas de nécessité, on pouvait les retirer.  Le souci est qu’on n’a pas défini les conditions de nécessité, et nos chefs d’Etat, pour garder de bonnes relations avec la France, n’osaient  pas le revendiquer.

 

Quelle est l’avantage pour nous de fermer ces Comptes d’opérations ?

C’est exactement comme si vous fermez un compte dans une banque de la place. Vous pouvez changer de banque pour l’ouverture d’un nouveau compte ou simplement conserver vos avoirs. Je pense que la BCEAO est suffisamment outillée pour gérer nos réserves de changes.

 

D’aucuns disent qu’au-delà de ces devises, nos pays ont de l’or déposé à la Banque de France…

 

Officiellement on n’a pas d’or entreposé à la Banque de France. seulement, une banque centrale est censée avoir un stock d’or sous forme de réserve de sorte que lorsqu’une crise survient et que les gens n’ont plus confiance en sa monnaie elle puisse vendre son stock, acquérir d’autres formes  de monnaie et continuer les transactions et les échanges avec d’autres pays. Ce n’est pas exclu que, pour des raisons de sécurité, la BCEAO garde des réserves d’or à la Banque de France. Mais ce n’est pas une obligation.

 

Il y a des avancées, mais le cordon ombilical n’est pas complètement rompu puisque c’est la France qui est garante de la nouvelle monnaie. Qu’est-ce que cela signifie ?

 

 C’est là le travail du technicien. Parce qu’à mon avis, si c’est encore la France qui doit garantir la convertibilité de l’Eco, je ne dirais pas que les chefs d’Etat ont trahi la pensée des intellectuels africains, mais on attendait mieux que ça. Pourquoi ? Tous les indicateurs économiques, tous les scientifiques, tous les économistes étaient unanimes pour dire que, le jour où l’on va décrocher avec la France, la convertibilité de l’Eco repose sur un panier de monnaies, avec notamment le dollar, le yuan, et non pas sur l’euro uniquement. Si c’est avec l’euro seulement, nous sommes toujours avec la France.  Si encore vous avez une monnaie et quelqu’un d’autre s’en  porte garant, c’est en d’autres termes une forme de taxe implicite que nous appelons le seigneuriage. Ça veut dire clairement que la personne garante peut profiter de cette taxe implicite. 

 

Est-ce pour dire qu’on doit toujours donner quelque chose en retour à la France pour qu’elle garantisse notre monnaie ?

 

En économie comme en finance, il n’y a pas de sentiment. Dites-moi alors ce que la France gagne concrètement en garantissant la convertibilité de l’Eco sur les marchés financiers, si on part du postulat d’absence de sentiment  en finance. Il y a forcément des gains à enregistrer, une taxe de seigneur, sinon je ne vois pas pourquoi la France va, elle seule, se porter garante de cette convertibilité.

 

Donc les comptes d’opérations ne vont pas en réalité disparaître ? 

 

A mon sens, c’est évident même si on ne les appelle plus compte d’opérations. Il nous faut un document pour établir les règles de cette convertibilité.   Il y aura des accords écrits, et tout le monde devrait savoir ce qui est écrit dans ces accords.

 

Mais il y a aussi ceux qui pensent que la rupture ne pouvait pas être brutale et qu’il fallait forcément passer par de petits sous peine que nos économies ne puissent pas supporter le coup?

 

Je suis d’avis avec ceux qui ont cette conviction. Chez vos confrères d’un autre média, j’avais d’ailleurs fait une analyse en disant que c’est mieux de négocier un divorce stratégique avec la France. Ce divorce stratégique est très important. Il s’agit de dire que nous ne sommes pas en guerre contre la France, surtout pas une guerre économique. Dans les négociations, il faut donc qu’on se retire peu à peu. Aujourd’hui une victoire est obtenue. Quitte aux Africains maintenant de montrer qu’ils sont capables de gérer leur propre monnaie, et ils pourront un jour demander à ce que la parité ne soit plus fixe avec l’euro. Ce qu’on craint aujourd’hui, c’est le problème du niveau d’éducation financière des populations. Même l’intellectuel qui a une maîtrise ne sait vraiment pas comment la fluctuation par rapport au taux de change va se faire. Mais les choses marchent bien dans des pays comme le Ghana et le Nigeria qui ont leurs monnaies, lesquelles  fluctuent sur le marché.

 

Quels serait l’avantage pour nous d’avoir une monnaie complètement autonome ?  

 

Ce qui était salutaire, c’était d’aller avec le Ghana et le Nigeria. Il est vrai qu’une monnaie pour un seul pays peut témoigner de sa souveraineté mais cela a peu de sens. C’est parce que les pays s’associent qu’ils peuvent créer une monnaie forte, qu’ils peuvent négocier sur le marché ainsi que dans n’importe quelle sphère de décision. Et tant que nous serons encore coachés par la France pour  ce qui est de la convertibilité, nous pouvons dire que nous sommes souverains mais pas économiquement.

 

Mais on dit que dans un avenir proche tous les pays de l’espace CEDEAO migreront vers l’Eco ?

 

C’est l’objectif. Si vous retournez dans l’histoire, vous trouverez que l’Eco même devait être adopté depuis 2015, d’abord par les pays de la Zone monétaire ouest-africaine (ZMAO) dont le Nigeria et le Ghana, qui ont des banques centrales et se trouvent dans l’espace CEDEAO. Les pays de l’UEMOA devaient les rejoindre par la suite. Mais ces pays de la ZMAO n’ont pas pu se fédérer pour des critères de convergences et des tractations. Je pense ne trahir aucun secret en disant que c’est aussi parce que le Grand Nigeria ne veut pas le coaching de la France dans l’Eco. En tout état de cause, l’Eco ne sera une monnaie forte que lorsqu’on aura des économies fortes puisque la valeur d’une monnaie se repose toujours sur l’Economie.

 

Est-ce parce qu’on va changer de monnaie que cela va induire le développement économique de nos Etats ?

 

La monnaie est un instrument, mais elle ne fait pas tout. Dans un processus de développement elle est tout de même fondamentale. Ce que la BCEAO a mené comme politique monétaire jusque-là avait pour objectif premier de lutter contre l’inflation. C’est d’ailleurs l’objectif ultime d’une banque centrale. La BCEAO a exécuté cette mission avec efficacité, mais elle n’a pas su générer de la croissance, laquelle est pourtant nécessaire à tout pays. Nous n’avons pas pu générer la croissance comparativement aux tigres asiatiques qui étaient au même niveau que les pays africains au moment des programmes d’ajustements structurels mais sont aujourd’hui émergents ou développés.

 

Vous voulez dire que le F CFA a plus desservi les pays africains ?

 

Une partie du retard peut être attribué au F CFA, mais une autre à nos intellectuels, les leaders chargés de mener les politiques économiques. Beaucoup sont restés dans la corruption et l’enrichissement illicite. Une autre partie est imputable à l’Afrique elle-même qui n’a pas su manager les questions culturelles pour créer son développement.

 

Mais le CFA avait quand même ses avantages

 

Chaque monnaie a ses avantages et ses inconvénients. Un des avantages que nous avons pu observer avec le franc CFA, c’est  qu’il a permis de lutter contre l’inflation dans l’espace UEMOA, ce n’est pas une mauvaise chose. On a eu aussi une convertibilité avec l’Euro qui nous a permis de faire des transactions sur le marché international.

 

Entre l’annonce politique et l’effectivité de la nouvelle monnaie, à quel délai devrons-nous nous attendre ?

 

Ça peut aller très vite comparativement à ce que nous pensons puisque le changement des signes monétaires relève d’une décision administrative. Concernant  l’impression, il faut déjà décider où est-ce que nous allons imprimer notre monnaie. Ça aussi, c’est une question qu’il faut évoquer parce que l’impression se fait actuellement en France et dans d’autres pays d’Europe. Si la BCEAO estime qu’elle peut imprimer les billets ici, elle prend la décision de le faire, on fait les signes monétaires et on met la monnaie en circulation.  Ça peut aller très vite.

 

Est-ce que l’Eco ne sera pas accompagné d’une dépréciation de la valeur de la monnaie ? En d’autres termes, est-ce si j’ai 1000 francs CFA aujourd’hui, cela équivaudra à 1000 Eco ?

 

 Exactement, sur ça il n’y a pas de doute. Si la parité est maintenue comme ils l’ont dit, 1 Eco égal à un franc CFA. C’est une conversion mécanique, il faut que les gens comprennent qu’à ce niveau ils n’ont rien à craindre. Par exemple si j’ai des billets qui sont stockés dans une banque ou quelque part, ce n’est pas la peine de courir pour faire une transaction, un change, ou payer des biens naturels dans l’espoir que,  quand  on va passer à l’Eco, la revente du bien ou de la devise vous permette d’avoir des gains. Ce n’est pas une dévaluation. C’est en cas de dévaluation, lorsque les agents économiques en sont informés, qu’ils doivent convertir leurs avoirs en nature et, après la dévaluation comme les prix vont augmenter, ils peuvent naturellement saisir cette opportunité de la dévaluation.

 

Mais peut-on pour autant exclure tout risque de spéculation avec ce changement monétaire ?

 

Il peut y avoir un comportement psychologique du consommateur, comme les gens ne sont pas informés  de  comment les choses vont se passer. Ils se disent que ça peut être un problème, certains vont demander peut-être à convertir leurs avoirs en nature, en devises, pensant que quand il va y avoir conversion ils auront beaucoup d’argent à travers l’opération.  Mais en réalité il n’en est rien, ils se fatigueront seulement.

 

D’aucun estiment qu’on aurait pu trouver un nom qui sonne plus africain pour la nouvelle monnaie : Afro ou Coris par exemple ;  quel est votre avis là-dessus ? 

 

Moi j’aime toujours dire aux gens que ce n’est pas le nom qui pose problème. Même si on maintenait toujours le franc CFA et qu’on changeait les fondamentaux de la politique monétaire, on aurait une économie plus forte. Mais concernant le nom Eco, je pense que c’est un consultant qui a été recruté  et qui s’est chargé de faire plusieurs propositions. Ceux qui ont opté pour l’Eco ont estimé qu’Eco, ça provient d’ECOWAS (CEDEAO en  anglais), ça provient aussi de « économie » ou « economy ». Ils se sont dit que le retard africain est économique, le reste n’étant que des conséquences, des effets secondaires. Ce sont ces éléments qui ont favorisé le choix du nom. Mais comme je l’ai dit, ce n’est pas le nom Eco, Afro ou tout autre nom qui va faire la force de la monnaie, mais  sa force qui fera son nom.

 

Interview réalisée par

Hugues Richard Sama

& Bernard Kaboré

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