La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr: La Vengeance de Yambo Ouologuem
- Écrit par Webmaster Obs
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Le prix Goncourt 2021 du roman francophone est allé cette année à l’écrivain sénégalais de 31 ans Mohamed Mbougar Sarr. Avec son quatrième roman, La plus secrète mémoire des hommes, paru aux Editions Philipe Rey, il devient à 31 ans le premier Africain sub-saharien à décrocher ce prestigieux laurier. Un roman fleuve, roman total, roman de rupture qui questionne la littérature.
Disons-le tout de go ! Cet article aurait paru même si ce roman avait raté le Goncourt. Les prix ne récompensent pas toujours les meilleures œuvres, si les prix ont un intérêt, c’est de mettre une œuvre et un auteur sous le feu des projecteurs et de permettre aux éditeurs et libraires de faire des affaires.
Mohamed MBougar Sarr est un jeune écrivain que nous avons découvert à travers sa nouvelle La Cale qui a remporté le prix Stéphane Hessel du jeune écrivain francophone ; ensuite, nous avons beaucoup arpenté son blog Choses revues, aujourd’hui supprimé, qui était une sorte de laboratoire où il affutait sa langue, exerçait sa pensée et taillait sa phrase comme on polit la lame d’un couteau en silex. Un jour, nous avons lu De Purs Hommes, le lendemain il ne nous en restait aucun souvenir impérissable. Nous n’avons pas pu venir à bout de Terre Ceinte, je suis descendu du livre à la 16e page, parce que les bras nous en tombaient. En effet, les vaticinations philosophiques sur la condition humaine nous semblaient très convaincantes pour qui a lu la Condition humaine de Malraux.
Et Silence de chœur, nous l’avons mis en stand-by. Grimper cette montagne de papier nous intimidait. Et puis est tombé ce dernier roman tel un monolithe. Nous l’avons lu d’une traite. Comme la vague haute de Katsushika Hokusai, ce texte emporte le lecteur très loin dans l’océan et le ramène sur la rive, trempé jusqu’à la moelle. Un livre Moby Dick. C’est une expérience inoubliable de lecteur. Et ce voyage dans ce livre, nous l’aurions raconté avec ou sans l’attribution du Goncourt. Il aurait d’ailleurs été plus aisé de le faire pour un roman qui ne porte pas le manteau neuf de la gloriole.
La plus secrète mémoire des hommes est un roman à la prose lumineuse, érudite parfois, un roman total qui entremêle les textes tels le conte, le chant, le mail, l’article de journal, la lettre, le monologue et un texte polyphonique qui tresse des voix multiples sur des tons singuliers. C’est un grand texte comme on n’en lit pas souvent. De quoi s’agit-il ?
C’est une question que l’auteur abhorre parce que pour lui un grand texte n’a pas de sujet, reprenant à son compte le désir flaubertien d’un livre sur rien. Et pourtant si on devait lui en trouver un, ce sera celui-ci : Un jeune écrivain sénégalais, Diégane Latyr Faye, résidant à Paris est obsédé par l’auteur T.C. Elimane qui écrivait en 1938 le Labyrinthe de l’inhumain, un roman qui lui valut d’être célébré comme le Rimbaud noir. Et rapidement, l’auteur est taxé de plagiaire, son œuvre retirée des rayons, et c’est l’éclipse. Le grand silence. Le jeune auteur part sur les traces de l’auteur mythique entre enquête de détective et quête du livre unique, il nous amène à Bruxelles, à Paris, à Buenos Aires et à Dakar sur les traces de T.C. Elimane.
Dans cette odyssée, le lecteur est entraîné dans un voyage dans le temps, de la seconde guerre à l’ère des écrivains bloggeurs, de l’Afrique des Indépendances à l’Afrique actuelle. On croise une galerie d’écrivains réels comme Sabato, Gombrowicz, d’autres qui sous d’autres noms rappellent des auteurs actuels. Une longue réflexion sur la création traverse le livre de bout en bout.
Un roman peut en cacher un autre…
Il est légitime de se demander si le jeune auteur de 31 ans n’avait pas récrit le Devoir de violence, pas à la manière de Fuentes récrivant le roman de Cervantès, mais à y regarder de près, avec subtilité et une bonne dose de cynisme, il y a une sorte de gémellité entre ce roman et le Devoir de violence à travers plusieurs points de ressemblance. D’abord c’est un roman de rupture avec la littérature africaine. En effet, comme Le Devoir de violence a marqué une rupture avec la négritude narcissique, ce texte aussi prend une bifurcation à 180 degrés en abordant de façon spéculaire la création littéraire.
Par ailleurs, dans son mode de fabrication, il emboîte le pas au Renaudot de 1968 en construisant un roman monstrueux fait d’emprunts à d’autres textes célèbres. En effet, ce livre évoque L’Ange des ténèbres de Sabato et surtout les romans de Roberto Bolano.
Plus que le titre, le roman de MBougar Sarr doit beaucoup à l’œuvre du Chilien Bolano. Que ce soit l’enquête policière, la réflexion sur l’homme et sur l’art de l’écriture, la question du double et de la gémellité, la pluralité des voix et des textes, la biographie fictive, tout ce qui est dans La plus secrète mémoire des hommes se trouve dans Nocturnes du Chili, les Détectives sauvages et 2666.
La consécration de ce roman est donc une belle revanche de Yambo Ouologuem. Parce que ce qui fut l’objet de sa déchéance est aujourd’hui la cause de ce sacre. Tel un alchimiste, le jeune Mbougar Sarr a pris la boue sous laquelle la critique avait enseveli Ouologuem pour en faire de l’or que la critique de nos jours porte aux nues. L’intertextualité étant passée par là, tout texte est un palimpseste.
S’il est une chose que la consécration de Mbougar Sarr par le Goncourt va apporter à la création littéraire africaine, c’est de libérer le créateur africain en lui disant qu’il est légataire de la littérature mondiale, qu’il peut butiner toutes les fleurs littéraires pour en faire son miel. La bibliothèque mondiale devient son premier pays. Il en devient le citoyen d’honneur, le gardien et le passeur.
Saïdou Alcény Barry